La chaleur du Nord

Publié le par Anne-Catherine Deroux

Traversée de l'embouchure de l'Escaut, 10 heures du matin, cap au nord. Notre Gaillard trace allégrement sa route au vent de travers. Ça cogne dur. Pour une fois pas dans la mer, qui est d'huile, mais sur nos têtes! C'est un soleil presque trop amoureux qui nous écrase de ses ardeurs.

Un été n'est décidément pas l'autre. Dire que l'année passée, à la même époque, nous tirions des bords humides, froids et carrés - les pires de tous - en direction du sud! A croire que ce ne sont pas les Pays-Bas mais carrément les Antilles Néerlandaises que nous visons cette année. Mais loin de nous l'idée de nous plaindre. Toute l'Europe de l'Ouest souffre de la canicule. Au moins en mer profitons-nous d'un petit air, même s'il est chaud et plutôt mollasson, et notre frigo regorge de boissons fraîches. Vêtue d'un cardigan à manches longues, je bous littéralement. Mais nos peaux ne sont pas encore assez habituées et il me suffit de lorgner sur les deux homards bien cuits qui me servent de cuisses pour me dissuader d'exposer mes épaules. Une morsure du soleil peut se révéler bien plus cuisante que celle d'un chagrin d'amour.

Tiens, voici la bouée latérale tribord DR1. On va pouvoir embouquer le chenal vers Roompot. Roompot... en voilà un nom qui sonne comme un appel du pied! "Mon coeur, tu peux me repasser le pot de crème solaire, s'il te plaît ?"

La chaleur du Nord

La frontière est passée, le drapeau hollandais hissé à tribord et un premier maquereau a mordu à la ligne... les vacances ont bel et bien commencé! Et encore une fois elles s'annoncent riches en aventures. Bien plus encore que sa soeur belge, la côte zélandaise est jonchée de bancs de sable redoutables. Ce qui explique que beaucoup de bateaux choisissent de naviguer bien au large. Mais notre traceur nous propose un tout autre programme : le Trou aux Crabes! Le Krabbengat, c'est une mince passe d'eau profonde, large d'un demi mille peut-être, coincée entre une plage et une réserve naturelle maritime interdite à la navigation. Ce sera étroit, guère balisé, mais beaucoup plus court et pittoresque que de passer par le large! Alors c'est parti pour le chemin des écoliers!

Un oeil sur le sondeur et l'autre à la recherche de la faune locale, nous slalomons entre les bancs de sable. Pas un seul autre voilier dans le coin... Hormis deux ou trois têtes de phoques un peu curieux, nous n'aurons pas la chance de voir grand-chose. Mais nous aurons fait la journée des touristes alanguis sur la plage, visiblement peu habitués à voir passer un voilier sous leur nez.

La chaleur du Nord

L'aventure c'est l'aventure. Pour Albert et moi, cela revient souvent à découvrir de nouveaux lieux, à vivre de nouvelles expériences. Depuis plus de trois ans que nous naviguons à la voile, nous n'avons encore jamais passé une nuit hors d'un port, en totale autarcie. Prendre une bouée ou planter la pioche au milieu d'une baie reste un rêve à réaliser.

En arrivant à Stellendam,  nous repérons non loin du port une rangée de bouées d'amarrage prévues à cet effet. Voilà qui ferait parfaitement l'affaire des novices que nous sommes. Elles sont malheureusement déjà toutes occupées ce soir mais peut-être en trouverons-nous une libre demain...

Le lendemain nous restons à l'affût, depuis le port. Aucune bouée ne semble se libérer. Parmi les bateaux accrochés aux bouées, d'autres ont jeté l'ancre. "Et si on tentait le coup? me suggère Albert. C'est quand-même le meilleur endroit pour apprendre..."
Mon capitaine à la barre, moi déjà à poste à l'étrave, nous nous frayons un passage au milieu des bateaux immobiles. "Ici, ça me paraît bien!" Albert place le bateau face au vent et nous enchaînons enfin les gestes tant de fois appris dans les livres. Fascinée, je regarde notre ancre plonger avec entrain dans l'eau pour la toute première fois. La chaîne se déroule. 16 mètres de chaîne pour 3 mètres d'eau, ça doit suffire, non? Le moteur s'arrête et le silence s'installe. Je reste encore un peu à l'avant, juste au cas où. Mais plus rien ne bouge. La distance qui nous sépare des autres bateaux ne change pas... l'ancre tient... nous sommes bel et bien mouillés!
 

La chaleur du Nord

Baignades, apéro, lecture sous le parasol... la vie est belle au mouillage. Mais déjà le soir tombe. La nuit au mouillage, voilà qui m'angoisse davantage... Et si on dérapait pendant notre sommeil? Albert embarque le chien dans l'annexe gonflable pour l'emmener faire un dernier petit tour avant la nuit. Je les regarde s'éloigner vers le soleil couchant. En tendant bien l'oreille, j'entendrais presque Albert chanter : "I'm a poor lonesome cowboy"...
Je me retrouve seule au bateau, dans le silence et le rougeoiment du soleil qui se retire, doucement bercée par les flots. A la main, un livre que je n'arrive pas à ouvrir. Cet instant magique que j'ai vécu tellement de fois par le biais de romans d'aventures, j'en suis à présent l'héroïne. Pourquoi s'évader par la lecture? Ici et maintenant, je suis le livre.

La chaleur du Nord

A l'heure du coucher, je place près de mon oreiller ma tablette, que nous laissons branchée depuis l'après-midi sur le traceur gps. Sur l'écran, tous les mouvements du bateau se dessinent en une trace jaune, tournant autour de l'ancre selon la direction du vent. Si l'ancre chasse pendant la nuit, un simple coup d'oeil sur cette merveilleuse application m'en avertira. Mais vais-je seulement arriver à dormir? J'émerge d'un profond rêve vers deux heures du matin. Rapide coup d'oeil sur la tablette. Le bateau semble toujours à sa place... mais une trace étrange indique qu'il a bizarrement quitté son cercle d'évitement de quelques mètres pour y revenir aussitôt. Qu'est-ce que cette incongruité?? Je jette un oeil par le hublot : les feux de mât des bateaux mouillés alentour sont toujours où ils devraient être. Bon... notre Gaillard semble avoir dérapé... mais il est revenu, non? Il y a des moments dans la vie, des heures dans la nuit, où il faut accepter de ne pas tout comprendre. Je replonge dans le sommeil.

La chaleur du Nord

De Stellendam à Ijmuiden en passant par Scheveningen, louvoyant entre les cargos hors normes à l'entrée de Rotterdam, neuvième plus grand port au monde, excusez du peu (les huit premiers étant chinois, nous les réservons pour d'autres vacances...), nous surfons sans heurts sur les vaguelettes d'une mer à 23°. Dans le cockpit, on monte à 30° ressentis...

À bientôt la Mer du Nord! Ce soir nous nous endormons à Amsterdam, dans un port minuscule rempli au chausse-pieds. Dès demain, nous plongerons la coque dans une autre eau, totalement dessalée, celle de l'Ijsselmeer, trois ans après l'avoir quittée.

Publié dans Eté 2018

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