Du Nord dans notre cap

Publié le par Anne-Catherine Deroux

Il pleut à verse depuis des heures. À croire que le déluge universel a choisi Fécamp comme terrain d'expérience. L'eau dévale des falaises, inonde les rues désertées, crépite sur le pont du bateau, et va très certainement bientôt dessaler la mer. Qu'est-ce qu'on est bien sous la couette! Des bassines, coupelles et serviettes judicieusement disposées dans le bateau nous offrent un concert de plic-ploc désespérant. Ces gouttes qui encore régulièrement s'invitent à bord juste pour nous enquiquiner.

Je frissonne en pensant au voilier Jean le Bleu, parti tôt ce matin dans ces conditions, par un nordet (de face, bien sûr!) bien établi. C'est un voilier original que nous avions déjà rencontré quelques jours plus tôt à Dives-sur-Mer. Le propriétaire est un compatriote, un habitant de Binche. Il s'appelle Gilles. Ça ne s'invente pas!

Deux petits coups secs sur la coque. Je sors la tête.
"Oui?
- Oh, désolés, M'dame!, s'excusent deux marins en riant de gêne. On pensait qu'il n'y avait personne. On voulait juste vérifier si c'était une coque en bois.
- Oh... Oui, oui, c'est bien du bois."
Deux heures plus tard, nouveau toc-toc. Albert sort à son tour. Il s'agit cette fois d'un navigateur anglais.
"So sorry... Is it wood?
- ... Yes, it is!"
Décidément, on dirait bien que c'est notre jour de gloire!

Ce soir, c'est fête. Comme tous les jeudis, le port offre un verre. Une petite trentaine de plaisanciers tournent autour des coupes de cidre. Et dans tous les coins, une seule et même conversation :
"Vraiment très spéciale, la météo, cette année!
- Qu'est-ce qu'on annonce pour demain?
- Moins de vagues, j'espère!
- Vous venez d'où?"

Fécamp

Fécamp

Le lendemain, la météo nous gratifie d'un grand ciel bleu et d'un agréable vent de ouest-nord-ouest. Ça va vite! Le travers est vraiment une allure sous laquelle notre Gaillard se régale. Au loin, les voiles d'un bateau parti avant nous grossissent peu à peu. Nous allons le rattraper! Délicieusement grisés par la vitesse, nous nous prenons au jeu de la régate. "Borde un tantinet la grand-voile! Abats légèrement! Redonne un peu de mou... Imagine un peu que ce voilier, contre lequel nous joutons bien à son insu, soit un Hallberg-Rassy?" Et dans les yeux de mon homme, je vois luire la même étincelle que lorsqu'il s'apprête à dépasser une Porsche sur l'autoroute.

Après 2h30 de rigolade, nous abordons Saint-Valéry-en-Caux, petite perle cachée dans une déchirure de la falaise. Les portes sont déjà ouvertes mais nous devons attendre que le pont se lève. Des corps-morts sont prévus à cet effet. Prendre une bouée, voilà un exercice que nous n'avons encore jamais réalisé. L'eau du chenal est calme, l'endroit est idéal pour une première tentative. La seule chose que nous risquons, c'est le ridicule! Albert est à la barre, moi à l'amarre... Mais qui m'a conçu des anneaux aussi petits? Un premier essai, suivi d'un deuxième, d'un troisième... Bon! Ce sera pour la prochaine fois, car déjà le pont se lève. Nous pénétrons dans Saint-Valéry-en-Caux où la Fête de la Mer bat son plein. Et par le biais des haut-parleurs, la voix d'Hugues Aufray nous assure avec entrain que nous sommes arrivés dans le port de Tacoma... Mille sabords! On n'évalue jamais assez l'importance de la dérive!

St-Valéry-en-Caux

St-Valéry-en-Caux

Le soleil est parti. En repliant le parasol, le petit bout en plastique qui termine l'une des tiges saute par dessus bord et s'en va flotter vers le barrage.
"Zut! C'est grave?
- C'est embêtant, me répond mon intraitable capitaine.
- Re-zut!"
Je saute en hâte dans l'annexe que nous venons de jeter à l'eau et rame en désordre mais avec une belle énergie pour récupérer le fuyard, guidée par nos voisins de ponton hollandais. Victoire! Nous avons raté la manoeuvre de la prise de coffre, mais nous aurons au moins réussi celle du bouchon à la mer... L'honneur est sauf!
 

Quand on vous dit qu'à marée basse, on ne passe pas!

Quand on vous dit qu'à marée basse, on ne passe pas!

Revoici Dieppe! Il y fait beau. Nous prenons l'apéro au Café des Tribunaux, nous grimpons jusqu'au château, l'appareil photo autour du cou, et Albert m'apprend à jouer aux osselets sur la plage de galets. Rien ne nous distingue des autres touristes. Sauf que lorsque nous passons devant les échoppes des vendeurs de sortie en mer, nous refusons d'un sourire : "On en vient!"

L'air de rien, le Nord se rapproche inexorablement. Et une grosse étape sera encore franchie ce soir, quand nous aurons rejoint Boulogne. Nous voguons sous un grand soleil, mais une épaisse brume blanche et basse enveloppe la côte derrière nous, la gommant peu à peu de notre univers. Nous sommes seuls au milieu d'un immense disque bleu-vert, suspendu sous le ciel. Seuls, vraiment? À part ce voilier qui nous rattrape et finit par nous dépasser. À part aussi ce groupe de cinq bateaux qui nous croisent, effectuant le chemin inverse au nôtre. Pas besoin d'allumer le GPS pour savoir que nous sommes sur la bonne route.

C'est la fin des vacances, il n'est plus question de traîner. Nous reprenons la mer dès le lendemain. Une mer d'huile pour passer le Cap Gris-Nez et le rail de Calais dans des conditions très douces. Une mer qui me permet de m'asseoir à la pointe du bateau. Et qui m'offre enfin ma toute première vue de l'année d'un marsouin, dans le soleil couchant. Dunkerque dans la nuit flamboie de mille feux. Ceux des bouées du chenal, ceux du grand port et de la côte. De grandes cheminées crachent de longues flammes oranges ou bleues. On dirait le Mordor. Ou l'antre de mille dragons. Une féerie dont nous nous sentons les spectateurs privilégiés.

Le jour et le soleil se couchent

Le jour et le soleil se couchent

À l'heure où j'écris ces lignes, notre Gaillard se dandine en sécurité entre ses amarres. Nous avons retrouvé Nieuwpoort, juste avant le nouveau vent frais qui balaie la côte de la Baie de Somme à la frontière belge. Assise sous un beau soleil dans le cockpit, je fais le bilan de cet été nautique. Nous n'avons toujours pas atteint Cherbourg. Mais sept nouvelles escales ont rejoint la liste. Et nous, quand c'est nouveau, on adore! Des milles et de l'expérience en plus, encore de belles rencontres, comme Mary et James, ce couple de Parisiens qui nous ont fait rêver avec leurs cinq années passées sur leur bateau aux Antilles. Nous revenons aussi avec de belles histoires à raconter, des images plein la tête, de l'adrénaline plein les veines, un artistique coup bleu pour faire ressortir le brun très relatif des jambes, et une question importante... Quand est-ce qu'on repart?

Publié dans Eté 2017

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article